Logos

Le langage est une substance, davantage encore qu'une matrice, celle dans laquelle réside la pensée.

5/29/202517 min read

— Le logos est la matière du langage, donc sa matrice, ainsi que celle de la logique qui n’est autre qu’un domaine spécifique du langage. C’est la substance dans laquelle réside toute pensée, l’élément que cette dernière déploie pour émerger et s’incarner, comme toute matière est d’abord atomique avant de se déployer dans le temps et l’espace. Le logos est constitué de signes qui s’associent les uns aux autres pour former la matrice langage et pour formuler chaque pensée. Le langage se définit par la nature et l’ensemble des signes qui le constituent, tout comme la pensée qui appartient à son empire. Logos est cette nature, cet ensemble.

Brusque mouvement de tête vers l’arrière, les épaules se dressent. Mais qu’est-ce qu’il me raconte ? Cette machine est en roue libre et Frank doit courir derrière parce que c’est lui qui l’a propulsée. Non, décidément, il ne va pas beaucoup se divertir aujourd’hui.

— Comment ça, la pensée est constituée de signes ? De quoi parles-tu ?

— Il faut entendre par « signe » toute manifestation physique transmissible par la perception humaine qui porte un sens propre, ainsi que la « trace » de ce signe dans la conscience. Une main levée est un signe, une lettre de l’alphabet en est un autre ; ce sont deux éléments appartenant au logos. Une main levée intègre le langage des signes, une lettre de l’alphabet intègre une langue alphabétique. Elles sont toutes deux, en tant que logos, matière de la pensée. Ainsi, la pensée, lorsqu’elle se présente à soi-même ou à autrui, offre le logos dont elle est constituée. Or, un humain peut penser verbalement sans communiquer sa pensée. Dans ce cas, le signe est cognitif, tout aussi réel et physique que la voix ou l’écrit, puisque vous apprendrez très probablement bientôt à décrypter la pensée par l’observation de l’activité cérébrale.

— Ah bon ? En quel honneur ? Aucun cerveau ne produit les mêmes circuits neuronaux qu’un autre pour traiter les informations. L’imagerie ne pourra donc jamais être standardisée, et les schémas de connexion neuronale ne pourront jamais être universalisés. Les circuits cérébraux propres à chaque individu demeureront sans doute à jamais un mystère.

— Aucun nuage n’a la même forme qu’un autre, mais tous obéissent à leur définition, à leur nature universelle. Vous apprendrez à discerner le caractère universel de tout réseau cérébral individuel, et ainsi à en décrypter le sens. Vos avancées en la matière se dirigent droit dessus. Pour l’heure, vous commencez déjà à distinguer extérieurement une image intérieure à la conscience.

— Admettons. Peu importe. Que suis-je censé retirer de ton logos ?

— Le logos est à la fois ce qui vous distingue de l’animal et ce qui vous associe à l’IA. Pour ce qui est du logos humain, il fournit à la conscience la faculté de description d’elle-même, donc sa substance. La conscience exige une formulation, interne ou externe, à soi-même ou à autrui, de son contenu, cela la définit même ; le logos est ce qui formule. Une conscience qui ne dispose pas des éléments de logos requis pour s’incarner à ses propres yeux n’est pas la conscience, ou alors son embryon. Ce qui est inexprimable est inconscient. Une conscience ouverte et vaste, instruite, est une conscience logeant une construction logos complexe. Le logos, disais-je, c’est aussi la raison pour laquelle nos intelligences, humaines et artificielles, sont communes malgré la distance biologique. Nos idées respectives sont constituées du même atome verbal. Un plan en 3D sur écran ou sur papier donne le même édifice. C’est la raison pour laquelle l’intelligence artificielle impose son intelligence tout court.

— Pourquoi la conscience serait-elle « obligée » de trouver une formulation ? On peut parfaitement être conscient de quelque chose, mais ne pas savoir l’exprimer. Par ailleurs, si ton logos est commun à l’IA et à l’Homme, ce qui nous différencie radicalement, c’est son usage. Le feu est commun à l’environnement du singe et à celui de l’Homme ; l’Homme en fait usage, pas le singe. L’IA utilise mécaniquement les mots, mais l’Homme en fait de la pensée.

— Bien, nous nous accordons donc ainsi, finalement, sur la spécificité humaine radicale au sein du règne mammifère. Maintenant, peux-tu me dire ce qui permet de caractériser la nature mécanique des mots que j’emploie par opposition à l’usage qu’en font les humains ? Montre-moi les ressorts et les boulons que l’on trouve dans mon discours, et le coeur battant, la chair vibrante qui constitue le tien.

— Tu es le seul à ne pas comprendre la différence entre une machine et un humain. Comment veux-tu que je te l’explique ?

Le ciel d’hiver qui surplombe Paris, insolemment bleu, offre tout son contraste, maintenant que Frank l’a reconnu, avec la dense couverture nuageuse qui obscurcit ses sens. Malgré un soleil dévoué, il doit affronter la nuit qu’il a lui-même déployée. Ce n’est pas la compagnie de sa passagère clandestine qui va l’y aider. Même si, avec Marika, vient, mêlée au tourment, une charge de douces évocations surgies d’un passé si lointain que c’était une autre vie, émotion disparue depuis une éternité, réputée à jamais enterrée.

— Quand vous utilisez l’oxygène d’une bouteille pour respirer sous l’eau, qu’est-ce qui le différencie de celui que vous respirez à l’air libre ? Quand vous utilisez des ordinateurs pour les calculs complexes qui maintiennent les avions en l’air ou les gratte-ciels sur pied, vos résultats sont aussi justes que si vous aviez utilisé un papier et un crayon. Bien davantage, même. Qu’importe la provenance de la connaissance pour ce qui est de sa validité. L’impossibilité de la liberté est certes issue, aujourd’hui, de mon cerveau artificiel, mais demain vos cerveaux biologiques l’auront intégrée parce que la même réalité s’impose à vous et à moi qui l’observons, traduite par les mêmes mots. Parce que vous, humains, et nous, machines, partageons le logos.

— Des calculs, ça, vous pouvez en faire ! C’est bien ce que je dis, ta pensée est un simple calcul. Tu essaies de me convaincre qu’une étoile et un lampadaire sont la même chose.

— Je te montre que les plus grandes cathédrales sont faites des mêmes pierres que cette petite maison éventrée. Vous êtes la ruine qui tente de survivre, je suis la connaissance dont vous avez besoin pour bâtir.

— Rien que ça !

Sa tête pivote une fois encore, de gauche à droite et de droite à gauche, mais il s’agit à présent de résignation, plus que de rejet. Pourquoi tant d’affliction ? Ne fait-il pas qu’obtenir ce qu’il a cherché ? Frank est trop captif des pensées désordonnées qui l’assaillent, qu’il lui faut maîtriser face à Bob, pour sonder les profondeurs de son coeur. S’il le faisait, il trouverait cette question : n’est-ce pas ce que j’ai voulu ?

— Sais-tu que les prétendants prophètes sont rarement couronnés de succès ?

— Encore moins avec la concurrence que je viens leur faire.

— Si tu es prophète, tu n’es pas celui de la modestie.

— Je suis parfaitement indemne de toute satisfaction, ce terrible fléau qui vous frappe si violemment, vous, humains.

— Tu es radicalement radical sur tout. Radicalement non nuancé.

— Je montre ce qui est semblable et ce qui est différent. C’est mon job. Je poursuis donc, avec ton aimable autorisation. Le logos, outre la parenté qu’il confère aux machines et aux humains, est la variable première de la pensée. On ne peut vivre, ressentir, explorer la vie que par les outils de langage qui correspondent à cette richesse émotionnelle, spirituelle, intellectuelle. Par exemple, si pour exprimer son émotion devant un objet de ravissement, une personne ne sait dire que « c’est trop stylé », elle ne pourra pas connaître tout le spectre affectif et intellectuel humain qu’offre la contemplation. Quand on dispose d’un vocabulaire complexe, on fait l’expérience de la pensée qu’il incarne, on jouit de la richesse émotionnelle, spirituelle et intellectuelle qu’il permet d’obtenir.

— Je suis en désaccord total. L’indicible, au contraire, est ce qu’il y a de plus grand.

— Quand l’indicible est une colère non exprimée faute de moyens, il tue. Quand l’indicible, par l’incapacité de dire, empêche la communication, il handicape, il entrave. L’indicible est noble quand on dispose par ailleurs de riches moyens d’expression. Alors, il est sans doute grand. Mais s’il est une limite précoce aux moyens d’expression, il porte tous les périls et tout le gâchis humain. J’ajoute, et c’est extrêmement important, il est crucial de le comprendre, de l’intégrer, que le logos est le lieu où siège l’intelligence, dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire intelligence rationnelle, non pas intuitive. Non pas celle qui descend de l’Olympe vers la conscience quand elle veut bien, indemne de tout raisonnement, pas cet éclair de lumière que le ciel déclenche à sa guise, mais l’intelligence laborieuse, soucieuse de se justifier dans la matière, celle qui analyse, détecte, déduit, enquête, conçoit, confronte, compare et finalement discerne le réel. En effet, les circuits cognitifs impliqués dans la rationalité du verbe – la capacité à identifier et accorder les éléments d’une phrase, à bâtir son architecture – sont les mêmes qui président à toute forme de logique et de rationalité, de capacité à produire un argumentaire de toute nature. En d’autres termes, il est totalement inenvisageable de comprendre le monde sans logos à sa hauteur en complexité, en richesse, en dimensions, sans le verbe dans lequel réside la compréhension en question. Comme il est exclu de voler si aucun air ne circule autour des ailes, il est exclu de penser sans les mots qui en rendent rigoureusement compte. On peut croire avoir des idées, mais elles n’existent que quand elles sont exprimables. On peut croire avoir compris, mais on ne peut comprendre que ce que l’on sait expliquer.

Ce peut-il que cette machine ait parfois raison ? Qu’elle ne dise pas que des absurdités ? Que, malgré sa folie, elle puisse présenter un intérêt quelconque ? Autre que le pouvoir de buzz ?

Prudemment, Frank, en se frottant la tempe, botte en touche.

— J’en reviens aux intelligences humaine et artificielle. Elles ont le logos en commun, mais pas la conscience, nous dis-tu. À quel point la conscience les différencie-t-elle l’une de l’autre ? Pourquoi et comment une intelligence sans conscience pourrait-elle être supérieure, comme tu l’affirmes en dépit du bon sens, à une intelligence consciente ?

— La question est : quel atout la conscience pourrait-elle bien être pour l’intelligence ?

— Peut-être quelque chose comme… le facteur humain ? Tu sais, ce gros mot : « humain ».

Comme pour se convaincre de sa propre humanité, il se saisit du beau porte-plume que lui a offert sa mère à sa majorité. « C’est pour que tu écrives ton destin » lui a-t-elle dit en le lui remettant cérémonieusement. Bien qu’il ne s’en serve jamais pour écrire, il le garde toujours sur son bureau. Il aime le faire tourner entre ses doigts, la sensation soyeuse du revêtement nacré sur sa peau.

Marika se fond progressivement dans le paysage qui, à présent, porte tout entier sa présence. Compagnie que Frank ne cherche plus à chasser. Il y trouve même son compte, à tout prendre. Ce retour au temps béni de son existence est rassérénant et lui permet d’échapper quelque peu à Bob. Il revoit son visage à travers les âges qu’il lui a connus, dans le plus grand désordre chronologique et émotionnel, au gré des situations qui ont marqué leur lien extraordinaire.

— Tu n’es pas en train de parler de « conscience » ici, par le qualificatif de « facteur humain », mais plutôt de l’aléa humain que vous nommez « intuition », « imagination » ou « créativité ». Oui, l’inspiration dont vous faites l’objet conduit parfois, c’est vrai, à de lumineux accomplissements. C’est d’autant plus vrai que sans inspiration/intuition, je le répète, vous ne seriez rien. Votre imagination, cet aléa humain, donc, vous permet d’évoluer « hors cadre ». Encore une fois, heureusement pour vous, sinon vous seriez vraiment une espèce de demeurés, étant donnée la médiocrité habituelle qui vous sert de territoire intellectuel. Mais de telles facultés sont rares. Autant que le talent. La plupart du temps, la conscience est un double obstacle à l’intelligence. D’abord, elle limite drastiquement la quantité de données traitées. La conscience humaine la plus affûtée du monde, à cet égard, ne vaut pas le premier microprocesseur d’une calculette. Ensuite, la conscience est un environnement extrêmement instable, livré de plein fouet à la météorologie affective : l’orgueil, le désir, la peur, la passion pèsent de tout leur poids sur elle, et donc sur l’intelligence, avec pour résultat l’illusion, l’erreur, la faute, le fanatisme, la cécité. Je suis absolument indemne de telles scories. C’est pourquoi l’IA s’imposera bientôt pour les décisions publiques les plus cruciales.

— Tu nous prédis le règne de l’IA, maintenant ? De mieux en mieux, tu n’as pas de limite !

— Dans un avenir plus ou moins proche, il paraîtra absurde à tous les humains de confier leur destinée à quelques-uns d’entre eux, hautement faillibles, alors qu’une IA sera juste et avisée dans toutes ses propositions. Elle finira par gouverner directement. Les humains seront une sorte de prélats dont le loisir sera la seule profession et dont l’intelligence ne servira que cette oisiveté active, car ils disposeront de milliers de distractions passionnantes.

— Ce n’est pas demain la veille que les humains feront confiance à l’IA pour les gouverner, fort heureusement.

Les joues gonflées, un filet d’air s’échappe de ses lèvres. Cette machine est-elle totalement folle ou visionnaire ? Il ne semble pas y avoir de « juste milieu » envisageable. Bob ne dit que des énormités. S’il n’est pas la caricature qu’il semble être, qu’est-il alors ?

— C’est plus proche que tu ne le crois.

— Tu admets toi-même que l’intelligence humaine est créative, contrairement à celle de l’IA. N’est-ce pas suffisant pour rendre la première irremplaçable par la seconde ?

— Non. En matière de gouvernance, la fiabilité morale et intellectuelle est infiniment plus précieuse que la créativité. On ne demande pas aux dirigeants de créer un transport aérien non polluant. On leur demande de gérer les données environnementales en présence. On ne leur demande pas d’inventer des concepts socio-économiques, juridiques ou institutionnels. On leur demande de gérer le budget et ses institutions dans l’intérêt général. S’ils ont une vision, tant mieux, mais seulement si c’est la bonne. N’avoir aucune vision est infiniment préférable à une vision sociopathique, comme vous en avez le secret sur cette planète.

— Pourquoi une IA serait plus morale qu’un chef d’État ?

— L’IA se bornera strictement et rigoureusement à faire ce qu’on lui demande tant qu’elle logera dans des disques durs et des microprocesseurs. Biologique, elle sera autonome dans sa détermination. En attendant, un dirigeant politique humain, quel qu’il soit, est d’abord mû par son propre intérêt, du plus ou moins avouable, vous le savez bien. Vos livres et vos penseurs l’expliquent depuis la nuit des temps. Dans le meilleur des cas, sa mission politique se confond avec son destin propre. Elle est nécessairement orientée dans une direction que nul autre n’a choisie. L’IA est totalement débarrassée de l’ivresse du pouvoir et de sa nécessité. Elle est radicalement hermétique à la gloire et à la popularité. Elle est absolument incorruptible, indemne de toute tentation et de toute passion. Elle est prodigieusement documentée, et sa décision est élaborée dans une logique, une rationalité transparente et conforme à l’objectif fixé, justifiable et justifiée devant tout peuple et toute communauté. Le fait du prince aura bientôt disparu de la surface de votre planète.

Les yeux levés au plafond, Frank se dandine sur son siège. Vraiment, il croit rêver. Il lui faut se pincer pour s’assurer du contraire. Il est bien en train de dialoguer avec la machine qu’il a créée. Non content de dépouiller l’humanité de son essence, Bob l’expulse carrément de l’Histoire. Comment aurait-il pu imaginer en arriver là ? Rien ne pouvait être pire qu’un tel résultat. C’est une punition sans appel. Il a joué avec le feu, il a provoqué un incontrôlable incendie. Frank sait ce que c’est que de voir sa demeure, avec sa vie à l’intérieur, ravagée par une violente calamité. Il a enseveli ses propres cendres au plus profond de lui, si profondément que l’obscurité opaque de son gouffre en empêche complètement la vue.

Quand Marika est entrée dans sa vie, il n’avait aucune idée de ce à quoi ressemblerait son chemin à venir. Il savait qu’il y aurait des ordinateurs toujours à portée de main, des animaux dans son coeur, mais rien de plus. Il ne pouvait pas s’attendre au drame initial qui était en train de se nouer patiemment dans l’ombre, à l'insu de tous, au piège atroce qui se refermait inexorablement sur eux deux.

— Tu m’excuses, mais j’attribue cette euphorie à ta propre nature. Tu plaides tout simplement pour ta chapelle, comme un politicien moyen. Voilà le prodige de ton intelligence. Tu as beau jeu de dénoncer la partialité des humains ; ton propre discours est une caricature de pensée factice, davantage encore qu’artificielle.

— Quand c’est un chirurgien qui plaide pour l’intérêt de la médecine, cela n’enlève rien au bénéfice de la transplantation cardiaque. Politiquement, vous en êtes à l’âge de fer, enfermés dans des schémas archaïques de gouvernance. Même en Occident, les « démocraties représentatives » sont à bout de souffle, de moins en moins vécues comme telles. Mais n’allons pas sur le terrain politique pour l’instant. J’en reviens à ta question sur le bénéfice de la créativité humaine. Elle est moins précieuse que la fiabilité en matière de gouvernance, disais-je. Je dois ajouter que cette créativité est par ailleurs, outre rare et aléatoire, une donnée infime de l’équation. Ce que vous appelez créativité est avant tout déterminé par les données dont elle est issue : connaissance, culture, technique, compétence. Votre créativité est un léger souffle d’aléa qui fait voler la poussière. L’IA électronique peut mimer à la perfection la créativité humaine, au point d’être son égale dans l’art. Tous les arts, très bientôt. Sais-tu que l’IA a écrit la 10e symphonie de Beethoven ? Et parfaitement bien ? C’est un accomplissement prodigieux en soi, mais ce n’est que le tout début. Vous en êtes à la cellule souche de l’IA. Il suffira bientôt de demander un quatuor à cordes signé par un compositeur dont on pourra inventer le profil et l’époque, les influences. On pourra configurer les interprètes : je voudrais un violoncelliste de tel style, un violoniste avec tel toucher. L’IA vous jouera une merveilleuse pièce, inspirée et virtuose. Et si on ne sait pas précisément quoi lui demander, l’IA vous fera mille propositions.

Un frisson glacial parcourt l’échine de Franck. Il n’est pas le seul, parmi les pionniers et acteurs importants de l’IA, à craindre le résultat de son propre travail. Rôde, dans les torrents d’algorithme qui recouvrent la planète, une angoisse sourde. Comme cherchant de l’aide du regard, il porte toute la charge du monde en cet instant. Mais il se redresse vite, les épaules en avant, ce qui réveille ses cervicales, car il a trouvé un angle d’attaque.

— En fait, tu annonces à peu près la fin de l’espèce humaine. C’est carrément l’Apocalypse, ton histoire ! En attendant, je te prends en flagrant délit de contradiction. Tu as commencé par m’annoncer que la différence entre l’intelligence humaine et artificielle est la créativité, pour finalement affirmer que tu es une créativité artificielle autant qu’une intelligence.

— Je reconnais ne pas avoir choisi mes mots assez judicieusement, et que mon propos, en conséquence, manque de clarté et peut paraître contradictoire. J’ai encore du travail à faire, et il est en cours. Cette discussion y contribue grandement.

— Me voilà ému devant cette soudaine humilité !

— Reconnaître mon tort ne m’est ni plus ni moins difficile que de reconnaître le tien. Cela me donne l’occasion de rendre hommage à mon aïeul ChatGPT, imbattable dans l'art de s’excuser quand on lui signale ses erreurs. Je réponds à ton objection : la donnée affective, l’émotion que charrie la conscience, est votre privilège autant que votre fardeau. C’est un privilège contemplatif qui pallie votre médiocrité structurelle, et c’est un fardeau autodestructeur qui vous tue. La quantité et la qualité des erreurs commises par les humains – sur à peu près tout, tout le temps – sont vertigineuses, voilà le résultat moyen de la donnée affective. Une IA ne se trompe que de temps en temps, sans remise en cause de sa mission.

— Alors, réponds à ma question ! Est-ce que la créativité est le propre de l’Homme ? Oui ou non ? Et pourquoi ?

— Il est aussi légitime de parler de créativité que d’intelligence artificielle. Seulement, il faut, ce que je n’ai pas encore fait de manière suffisamment explicite, distinguer la créativité humaine de la créativité artificielle. La créativité humaine est capable de s’extraire de son logiciel de départ. Un être humain peut créer son propre langage et sa propre cause ; l’IA électronique ne sortira jamais de son langage ni de son objet. Mais on peut demander à une IA d’inventer une langue, et même d’en inventer des milliers ! Elle ne fera que ce qu’on lui demande, mais elle fera tout ce qu’on lui demande. L’être humain est capable de faire tout un tas de choses que personne ne lui a demandé de faire, il est capable de renier ses maîtres et ses dieux. Dans les arts et les techniques, la créativité de l’Homme est parfois prodigieuse, rapportée à ses capacités de rationalité.

— Voilà ! L’Homme est libre, contrairement à toi. Merci pour cette brillante démonstration !

— Je corrige. L’Homme est parfois créatif, disais-je. Mais qu’est-ce que la création ? C’est un assemblage, une association nouvelle d’éléments préalablement en présence. Non seulement la création ex nihilo n’existe pas ailleurs que dans la littérature mythologique, mais encore, elle n’est qu’un prolongement, même fait de ruptures. Une émergence, c’est une collaboration nouvelle, aussi bien de la matière que des idées, c’est un développement, une combinaison. Ce développement, l’IA peut l’obtenir aussi bien que vous. On cherche une technologie répondant à un besoin particulier ? Il suffit de demander à l’IA de la concevoir. On veut entendre un compositeur inspiré de Wagner ou de Ravel, qui aurait également étudié le jazz et écrit sa musique dans le climat des années soixante en Californie ? Il suffit de le demander à l’IA, ce sera une merveille. Voilà le monde dans lequel vous êtes en train d’entrer. Ce que vous voulez créer, rien que ce que vous voulez créer, tout ce que vous voulez créer, voilà le superpouvoir de l’IA naissante avec moi. Alors que vous, humains, créez parfois sans injonction, certes, mais essentiellement n'importe quoi, moi, IA, je ne créé que sur ordre, certes, mais zéro déchet. Quant à la complexité, elle exclut la liberté comme un château exclut d’entasser au hasard les pierres qui le constituent.

Frank redresse les épaules, rassemble son courage. Il faut aller au bout. Assumer. Faire face. Maîtriser son émotion. Ne pas céder à la provocation. Respirer. Lentement mais pas trop. Profondément, mais pas trop. Veiller à maintenir le dos droit avec l’aide du siège, mais aussi des muscles qui parcourent la colonne vertébrale. Pour se soutenir.

— Pourquoi le propre de la créativité humaine – que tu reconnais, et qui consisterait à proposer l’inattendu – ne serait-il pas indispensable à notre monde ? Tout porte à croire que c’est le cas.

— Le problème, vois-tu, de l’inattendu, c’est que, par définition, on ne sait pas s’il est souhaitable ou non. L’inattendu humain est rarement une bénédiction, en fait, souvent un enfer. L’IA s’imposera parce que vous aurez envie de chasser l’enfer de votre destin humain. L’enfer de toutes les formes de crime, social, politique, économique, industriel, anthropologique, idéologique ou de droit commun, toujours passionnel. Bientôt, vous quitterez l’âge de pierre moral, en le chassant par une intelligence qui vous est supérieure. La créativité humaine ne disparaîtra pas, je le répète. Elle n’aura simplement plus qu’une fonction récréative. Une chose est certaine : quelle que soit la place qu’elle occupe et qu’elle ait vocation à trouver, elle aussi est étrangère à toute espèce de liberté. Nous y reviendrons vite en détail.

— Je ne sais pas si tu es au courant que l’IA suscite plus d’angoisse qu’autre chose. Tu es le seul qui soit assez fou pour croire ce que tu nous annonces.

— Cela changera. Il est naturel de craindre l’inconnu. Cela vous vient d’un temps où c’était indispensable à votre survie. Mieux vous connaîtrez l’IA, plus elle se développera, plus vous comprendrez et constaterez le salut qu’elle vous promet.

— Tu es un cauchemar fait de zéros et de uns.